Article la République du Centre 3/07/2019 :
« L'aire d'accueil des gens du voyage d'Orléans-La Source a été officiellement ouverte en novembre 1979. Pour cette quarantième année, nous avons donné la parole à ceux qui ont vécu l'évolution de ce lieu, au travers de leurs histoires et de leurs anecdotes.
L'aire d'accueil des gens du voyage d'Orléans-La Source a vu passer bien des caravanes et de belles histoires, en quatre décennies d'existence. Salariés de l'ADAGV (Association départementale action pour les gens du voyage) et habitants ont pris l'habitude de se réunir tous les ans, au mois de juin, pour un repas de terrain. Des habitants du quartier du sud de la Loire, ainsi que des bénévoles d'autres associations sont aussi invités.
Ce moment de convivialité et de chaleur s'est déroulé, cette année, le mercredi 19 juin. Durant ce temps, nombre de résidents et de salariés ont accepté de se confier sur leur parcours et leur rapport à ce lieu de vie qu'ils ont appris à connaître et à aimer.
Bebel, la nostalgique
Regard ferme et lunettes de soleil solidement accrochées, Bebel Sauzer n'est pourtant pas une personne fermée à l'échange. Loin de là ! Il n'est pas difficile de convaincre la quasi-sexagénaire de s'installer autour d'une table pour discuter.
Elle est très vite rejointe par d'autres femmes, plus jeunes, avec lesquelles nous discuterons également. "Une petite photo ?", se lance-t-on de manière téméraire. Elle hésite, avant d'accepter. "D'accord, mais je garde mes lunettes !", négocie-t-elle efficacement.
On ne se mouillera pas trop en disant qu'à 69 ans, Bebel possède une solide expérience de la vie. Ce terrain de La Source, elle le connaît mieux que sa propre poche. Normal, puisqu'elle l'a connu dès son ouverture, en novembre 1979.
"Maintenant c'est bien, mais c'était mieux avant", confie-t-elle. Pour une raison précise. "Les cabanes !", répète-t-elle comme un refrain. Ces structures sont installées sur chaque emplacement de l'aire d'accueil et servent de cuisines, ainsi que de douches.
Sauf que ces dernières "ne sont pas terribles, avec une présence de moisi", certifie la personne âgée. Elle parle aussi du froid, dû à la "mauvaise isolation", ce qui rend rapidement le lieu intenable durant les périodes hivernales.
Son époux arrive au cours de la discussion pour enfoncer le clou. "Ce sont des blockhaus ! C'est dommage, car le terrain est très beau", témoigne-t-il.
Pas de quoi décourager le couple de rester ici, attaché au territoire orléanais. Voyageurs, mais quasi-sédentaires ? "Ça dépend des années", répond Bebel. Parfois, on reste quatre mois, des fois huit, voire un an. Là, ça fait dix mois que l'on est ici. [...] Le terrain est bien quand même. Il y a une salle de jeu pour les jeunes." Elle aime aussi les personnes travaillant au centre social et apprécie qu'ils soient plus nombreux pour animer le lieu : "Les petits jeunes qui travaillent ici sont bien. Avant, il n'y avait que deux personnes." Bebel a connu le lieu depuis ses débuts et rien ne semble l'empêcher de rester ici pour les prochaines décennies. Ses six enfants habitent dans le coin, alors pourquoi partir ?
Cheyenne, la "révolutionnaire"
À la même table, la jeune Cheyenne écoute son aînée. Elle lui explique aussi la raison pour laquelle nous souhaitons l'interroger, histoire de la rassurer. Quand vient son tour, son regard est déterminé, entre respect des anciens et des traditions, et volonté de bousculer quelque peu les convenances. À 25 ans, elle voit plus loin que ce qu'on lui propose sur place. "Ce qui est dommage, c'est que les femmes ne travaillent pas ici", soupire-t-elle. Elle a arrêté sa scolarité à l'âge de 16 ans, ce qui ne l'empêche pas de savoir lire et écrire. Elle se souvient des bons moments passés à l'école du terrain d'accueil, qui était spécifiquement dédiée aux enfants de voyageurs, "avant d'aller au collège Alain-Fournier".
Même si elle ne s'imagine pas de grande carrière, elle explique qu'elle s'est essayée, il y a une quinzaine d'années, à un rôle d'actrice, tournant dans un petit film sur l'aire d'accueil, nommé Les Kaltz en famille. Un excellent souvenir, à en croire la jeune femme, qui vient de la région parisienne. Mais, même sans ambitions de carrière cinématographique, le désir d'indépendance de Cheyenne est fort. Peu importe où, quoi, quand et comment : "Je ne rêve pas d'un grand travail. Faire le ménage, bosser dans les champs... Peu importe. J'ai envie de travailler et d'être autonome", explique-t-elle.
Dans un contexte où les rôles sont codifiés entre les femmes et les hommes, Cheyenne a bien conscience d'être "un cas rare". Elle a même passé son permis ! "Je ne suis pas mariée et je n'ai pas d'enfant !", rit-elle. Si elle peut se permettre de sortir de ce cadre, c'est parce que ses parents sont "cools" et la "laissent faire", appuie-t-elle.
Lilia, la pro de la "casserole"
Âgée de 36 ans, Lilia Beaudour fait parfaitement la jonction entre l'ancienne et la nouvelle génération. Son parcours est beaucoup plus classique que celui de Cheyenne. "Cela fait 18 ans que je suis là. Je me suis mariée avec un garçon d'ici," explique-t-elle. Lorsqu'on lui parle de la trajectoire que souhaite emprunter sa jeune camarade, Lilia assure qu'elle respecte ce choix. Mais sa conception du rôle de la femme est légèrement différent. "Pour moi, les hommes vont au travail et les filles à la casserole", assène-t-elle, cash.
Un brin nostalgique, comme Bebel, Lilia regrette un changement d'ambiance sur le terrain de La Source. "Avant, c'était familial. Les gens sont toujours gentils, mais ça a quand même changé. C'est moins respectueux, notamment dans la façon de parler et de se tenir. Des fois, quand vous demandez de l'aide, on vous répond : "On n'a pas le temps." Il y a moins de cohésion."
Avec cela, on pourrait croire qu'elle ne souhaite rien changer à sa vie et à ses traditions. Rien n'est moins sûr. Si Lilia se plaît sur l'aire d'accueil, les contrariétés du quotidien commencent à prendre le pas. "La vie en caravane, c'est bien. Mais on aimerait s'installer. En hiver, c'est difficile", évoque-t-elle, en parlant de l'étroitesse des emplacements. Elle partage l'avis de Bebel et son mari sur la question des cabanes de l'aire d'accueil. "Il n'y a pas de fenêtres à l'intérieur. Il faut toujours allumer la lumière", décrit-elle. "Et il y a des odeurs nauséabondes ! Je suis obligée de vider des litres d'eau de javel ! Ça ne donne pas envie."
La maman confie être prête à s'installer ailleurs, même dans un quartier avec des personnes issues de milieux sociaux différents, "mais dans [sa] maison à [elle], avec un emplacement pour la caravane." Elle évoque le projet d'habitations adaptées qui se monte actuellement à Olivet. D'autres doivent aussi se construire à Ingré. Lilia patiente et croise les doigts.
Fikria, la secrétaire polyvalente
De l'autre côté de la barrière, Fikria semble comme un poisson dans l'eau. Cela se comprend, puisque la secrétaire du pôle social travaille sur place depuis neuf ans. Et rapidement, la jeune femme a dû dépasser ses fonctions. "On manque de personnel. Alors, je m'occupe en plus de tous les documents administratifs liés aux gens du voyage. RSA, retraite, Pôle emploi... Tout ce qui concerne la vie de tous les jours."
Ces nombreuses responsabilités ne la gênent pas pour autant. Il lui était nécessaire de s'adapter, au sein d'un milieu qui sort de l'ordinaire et de ce qu'elle avait pu connaître auparavant. "À la base, je dois juste répondre au téléphone. Sauf que je travaille avec un public pour lequel on ne peut pas se contenter de cela. Comme ils ne sont pas lecteurs, ils viennent souvent me voir."
Forcément, les liens se tissent et se renforcent. Son expérience sur le terrain est ponctuée de belles émotions. "Ici, on se tutoie. Ce n'est pas la CPAM !", rigole-t-elle. "Il y a beaucoup d'humanité. [...] Quand on me parle de cette aire, cela m'évoque la gaieté. Ce sont des gens avec qui tu peux parler normalement, sans te prendre la tête. Bien sûr, ils ont besoin de nous, mais nous le rendent bien, par des cadeaux, des petits gestes..."
La salariée n'hésite pas à parler de "famille" lorsqu'on la questionne sur les rapports qu'elle entretient avec les résidents. "J'ai vu des naissances, des décès... On a traversé des joies et des peines ensemble. Étant donné notre proximité, on partage toutes ces émotions avec eux."
Starky, l'enfance heureuse
Au détour d'une danse effectuée entre résidents et salariés, nous croisons Starky Sauzer, 40 ans, qui regarde la scène avec concentration. Des petits encas sont apportés par une serveuse. Après quelques coups de "mini-cuillère", il retire ses lunettes. L'obscurité des verres solaires laisse place à un regard éclatant. Joyeux et communicatif, le fils de Bebel voit davantage le bon côté des choses par rapport à sa mère. "Je suis très fier de ce lieu, parce que c'est un beau terrain. Je ne me plains pas." Il envoie aussi sa déclaration d'amour aux salariés du pôle social, ses "amis", avec lesquels "il n'y a jamais eu de souci".
L'équation est simple : Starky a connu cette aire d'accueil depuis sa naissance. Bien sûr, sa vie est en partie nomade, mais il reste à Orléans à raison de "six mois par an" en moyenne. Son sourire s'élargit lorsque resurgit la mémoire de l'enfance."Ça fait de sacrés souvenirs !", s'exclame-t-il. "J'ai grandi, j'ai fait l'école et j'ai passé le permis ici."
Non-lecteur lorsqu'il était jeune, l'actuel quadragénaire a rattrapé ce retard grâce à des cours dispensés à certains adultes sur le terrain, il y a une quinzaine d'années. "On était cinq-six, comme des étudiants. La dame qui nous faisait ces cours s'appelle Corinne. C'était pour nous apprendre à écrire. C'était très utile, car les démarches administratives sont très dures lorsqu'on ne sait pas lire." Starky voit donc d'un très bon oeil les projets de scolarisation mis en place pour les enfants de l'aire d'accueil, en lien avec l'association ADAGV.
La famille de Starky habitait à l'époque dans la Seine-et-Marne. Pilier du clan, sa grand-mère, aujourd'hui décédée, s'était déplacée à La Source. Sa fratrie habite aussi dans le coin, réunie par les parents. Mais s'il a passé une grande part de sa vie à Orléans, l'avenir de l'homme rayonnant ne devrait pas s'y inscrire pour toujours. "Je remonterai dans la région parisienne lorsque les parents ne seront plus là", assure-t-il.
Laurent, l’accompagnateur
Avant de partir, un homme aussi souriant que Starky attire notre attention. Car nous ne sommes pas les seuls à prendre des photos sur place. Laurent Prunier, 52 ans, s'amuse à compiler les souvenirs de cette soirée sur sa carte SD. Son oeil vif sait repérer et immortaliser les instants importants. Les enfants voyageurs ne s'y trompent pas et viennent le chercher pour prendre la pose.
L'homme décontracté est salarié sur l'aire d'accueil. Il y intervient depuis les années 1990. "Je suis venu la première fois pour ACM Formation, pour faire de l'alphabétisation." Parti momentanément, il est revenu sur le lieu en 2003, avec un rôle d'accompagnateur social et professionnel. "Ma spécialité, c'est d'assister les gens du voyage pour la création d'entreprise", expose-t-il. Car une grande majorité d'hommes exercent un travail non-salarié. "En général, c'est du service à la personne. De l'élagage, de l'entretien de jardin, de la petite maçonnerie... Ce sont des activités compatibles avec le voyage."
Son témoignage fait écho à celui de Fikria. "Je me suis senti très vite adopté. On est avec eux sur leur endroit de vie et on partage leur quotidien", insiste-t-il. "J'ai l'impression d'être privilégié. C'est un endroit détendu. Les rapports le sont aussi. On plaisante beaucoup. Les gens du voyage ont beaucoup d'humour et d'autodérision. [...] Ils ont le contact facile avec tout le monde."
À entendre Laurent, travailler sur ce genre de lieu ne peut être que bénéfique, humainement parlant : "Quand on côtoie des personnes avec un mode de vie différent, on apprend à se décentrer et à avoir un regard différent sur sa culture." Le travailleur social est intarissable et pas avare d'expressions fortes pour qualifier son attachement presque viscéral à ce lieu de vie. "Jamais je ne me suis senti aussi bien quelque part", certifie-t-il.
À en juger par l'ambiance de ce repas de terrain, le vivre-ensemble a l'air de bien se porter sur cet espace. Quarante ans d'histoire et d'histoires semblent plus que suffisants pour nous en convaincre. »